Le réseau sismologique national d’Haïti était hors service lors du tremblement de terre de magnitude 7,2 survenu en 2021, mais un réseau de sismomètres peu coûteux hébergés par des citoyens a pris le relais.
Par Eric Calais, Ph.D., Ecole normale supérieure, and co-authors
Traduit par Bella Esbeck
This article also available in English.
Citation: Calais, E., 2022, Haiti earthquake captured by citizen-seismologists, Temblor, http://doi.org/10.32858/temblor.245
Le 14 août 2021, Haïti a été frappé par un tremblement de terre de magnitude 7,2, onze ans après le séisme dévastateur de magnitude 7,0 de 2010. Comme la secousse de 2021 a touché une zone essentiellement rurale et peu peuplée, elle a eu un impact beaucoup plus faible que celle de 2010, qui avait tué plus de 200 000 personnes et détruit une partie de la capitale, Port-au-Prince.
Mais en 2021, les communautés rurales difficiles à atteindre ont payé un prix inattendu. Au moins 5 000 glissements de terrain ont rendu les champs de culture inaccessibles pendant la saison des semences, et une tempête tropicale a balayé l’île deux jours après le tremblement de terre. De plus, il était dangereux de se rendre sur le terrain pour apporter de l’aide ou mener des recherches scientifiques, car la route menant à la zone touchée est contrôlée par des gangs armés violents. Enfin, le réseau sismologique national était inopérant pendant l’événement – une situation chronique en Haïti, même avant le tremblement de terre de 2021.
Les sismologues auraient pu ne pas disposer des informations les plus élémentaires sur ce séisme avant des mois, sans l’aide des sismologues citoyens haïtiens.
Il vaut mieux quelques données que rien du tout
Près de trois ans avant le séisme de 2021, en septembre 2018, des collègues et moi avons appris l’existence des Raspberry Shakes qui combinent un ordinateur Raspberry Pi avec un capteur de mouvement du sol pour en faire un sismomètre petit et peu coûteux. Comparés aux dizaines de milliers de dollars que coûte une station sismologique classique, ces appareils de la taille d’une boîte à mouchoirs ne coûtent que quelques centaines de dollars américains. De plus, un Raspberry Shake ne nécessite aucun entretien et n’a besoin que d’une prise de courant et d’une connexion Internet. Il suffit de le poser sur le sol, de le connecter et de l’oublier. Sa taille minuscule et son impact minimal pour les hébergeurs en font un appareil parfait pour être installé chez les particuliers ou dans les écoles.
Nous avons immédiatement pensé que ces appareils simples pourraient résoudre certains des problèmes du réseau sismnologique d’Haïti qui sont apparus après le tremblement de terre de 2010. Les Raspberry Shakes auraient en effet plus de chances de survivre à long terme que les stations sismiques conventionnelles complexes dans un pays submergé par les difficultés économiques et manquant de savoir-faire technique en sismologie. Certes, les Raspberry Shakes sont moins performants que les sismomètres conventionnels, car ils enregistrent les signaux sismiques sur une plus petite gamme de fréquences, mais lorsqu’il s’agit de surveiller la sismicité locale, ils font bien le travail. Malgré les limites d’un Raspberry Shake, il vaut mieux avoir quelques données que rien du tout !
Cela a également permis d’impliquer les citoyens dans la surveillance sismique de leur pays et d’établir un canal d’échange entre eux et les scientifiques pour une compréhension réciproque du phénomène sismique et de sa perception. Nous avons contacté des collègues du laboratoire Géoazur, acheté cinq instruments grâce à une subvention et nous sommes partis instrumenter le pays !
Mettre les sismomètres dans les mains des citoyens
Nous avons installé ces premiers instruments dans des résidences privées que nous avions identifiées grâce à des contacts personnels en Haïti. Simultanément, les ingénieurs de Géoazur ont développé un système d’information en temps réel sur les tremblements de terre, accessible au public sur le web, appelé Ayiti-SÉISMES.
Nous avons fourni aux volontaires hôtes des informations de base sur l’appareil, sur la façon de visualiser ses données et sur l’accès à la plateforme Ayiti-SÉISMES. Nous leur avons clairement fait comprendre qu’ils n’étaient pas responsables en cas de panne de l’instrument et qu’ils n’avaient pas de problème s’ils perdaient temporairement l’internet ou l’électricité – une situation fréquente en Haïti.
En fin de compte, la plupart des volontaires n’étaient pas tellement intéressés par des ondulations sur un graphique – la façon habituelle de visualiser les données sismiques – mais étaient plutôt fiers de participer à une initiative à grande échelle qui améliore les connaissances sur leur pays en matière de tremblements de terre, comme une enquête sociologique l’a montré. Notre projet comprend désormais des sociologues et des anthropologues d’Haïti et de France, qui ont le rôle essentiel de s’engager auprès des hôtes Raspberry Shake et de leurs communautés afin de mieux comprendre leurs besoins d’information.
En août 2021, le réseau Raspberry Shake en Haïti est passé à 15 stations, alors que le réseau sismique conventionnel était encore largement inopérant. Puis, un tremblement de terre de magnitude 7,2 a frappé le 14 août 2021.
Un fort séisme secoue Haïti
La secousse principale était suffisamment importante pour être détectée et caractérisée en quelques minutes par les stations sismiques régionales et mondiales gérées par des agences internationales. Elles ont toutes estimé la magnitude du tremblement de terre à 7,2, soit 40 % de plus que l’événement de 2010. Le séisme a également été enregistré par cinq sismomètres en Haïti, dont trois étaient des Raspberry Shakes. Les deux autres étaient des stations conventionnelles à Port-au-Prince, à environ 120 kilomètres de l’épicentre – un accéléromètre de l’USGS (U.S. Geological Survey) dans l’ambassade américaine et un instrument éducatif large-bande dans un lycée.
Il est intéressant de noter que deux appareils Raspberry Shake situés dans la zone épicentrale qui étaient hors ligne lorsque le tremblement de terre a eu lieu, ont été spontanément remis en service par leurs hôtes ; l’un d’entre eux a simplement couru chez son fournisseur d’accès à Internet pour renouveler son abonnement après avoir ressenti la vibration !
Grâce aux efforts de Steeve Symithe et Sadrac St. Fleur du laboratoire URGéo de l’Université d’État d’Haïti, trois instruments Raspberry Shake supplémentaires ont été rapidement déployés autour de l’épicentre, ainsi que 12 sismomètres conventionnels temporaires. Mais les données des Raspberry Shake sont disponibles en temps réel, ce qui a fait toute la différence. Les stations conventionnelles temporaires ne sont pas reliées à une liaison de données en temps réel, nous devons donc nous y rendre tous les deux mois pour télécharger manuellement les données. La connexion des Raspberry Shakes à Internet nous a permis d’obtenir une image claire de ce qui s’est passé en seulement deux semaines après le choc principal.
En fait, les petits séismes qui suivent un événement majeur – appelés répliques – contiennent une mine d’informations sur le choc principal. D’une certaine manière, elles sont le témoin de l’événement principal, car elles se produisent le long de sections de la faille qui a glissé pendant la secousse principale. La connaissance de leur distribution en 3D permet aux sismologues de déterminer la géométrie de la faille qui a glissé, ou qui a rompu, ce qui est essentiel pour comprendre la distribution du mouvement du sol et informer sur les risques futurs. Mais pour ce faire, il faut enregistrer avec précision l’emplacement, y compris la profondeur, d’un grand nombre de répliques. Cela n’est possible qu’avec des sismomètres situés à quelques dizaines de kilomètres de l’épicentre. Les sismomètres Raspberry Shake hébergés par des citoyens ont joué un rôle énorme, car ils étaient les seuls instruments disponibles à proximité de l’épicentre qui fournissaient des données en temps réel.
Les répliques sismiques ont révélé non pas un, mais deux événements
Dans les trois semaines qui ont suivi l’événement principal, les sismomètres Raspberry Shake installés par des citoyens ont détecté 1 031 répliques d’une magnitude comprise entre 1,4 et 5,8. À titre de comparaison, seules 37 répliques ont été détectées par le réseau mondial de l’USGS pour la même période. Nous avons rapidement observé que les répliques étaient principalement situées au nord de la faille Enriquillo, qui est la principale limite entre les plaques tectoniques nord-américaine et caraïbe.
Ces petits tremblements de terre se répartissaient en deux groupes distincts. Un groupe se trouvait à l’est, entre 4 et 20 kilomètres de profondeur, le long d’un plan est-ouest incliné vers le nord. Le choc principal a frappé à la base de ce groupe. Un deuxième groupe de répliques s’est produit à l’ouest, principalement à des profondeurs inférieures à 10 kilomètres (6 miles). Ces séismes ont frappé le long d’un plan presque vertical. Au total, les répliques s’étendent sur 80 kilomètres, mais le séisme était en fait deux événements fusionnés en un seul !
Pour confirmer cette conclusion, nous avons d’abord utilisé des stations sismiques régionales conventionnelles pour calculer l’orientation et la direction du glissement de la faille qui s’est produit pendant l’événement. Nous avons effectivement constaté que l’événement comportait deux zones de glissement plus importants qui correspondaient aux deux groupes de répliques décrits ci-dessus. La première zone, à l’est, avait un mouvement largement inverse – où la partie supérieure de la faille s’est déplacée vers le haut par rapport à la partie inférieure – entre 0 et 12 km de profondeur. La deuxième zone, à l’ouest, était limitée aux quatre kilomètres supérieurs de la croûte et présentait un mouvement de glissement latéral sénestre.
Nous avons confirmé ces deux événements en utilisant les données des satellites Sentinel 1 A et B et ALOS-2 qui mesurent le mouvement du sol. Ces données montrent un mouvement vertical important près de l’épicentre, cohérent avec le mouvement inverse observé dans les répliques, et un mouvement horizontal plus à l’ouest, compatible avec un mouvement de glissement latéral peu profond sur une faille parallèle à la faille Enriquillo. L’accord entre la distribution des répliques déterminée grâce aux sismomètres Raspberry Shake hébergés par les citoyens et ces résultats indépendants est surprenant.
Les Raspberry Shakes nous informent sur l’avenir en termes de sécurité sismique
Le Raspberry Shake le plus proche de l’épicentre qui était opérationnel pendant la secousse principale était situé à Saint Louis du Sud, à 20 kilomètres (12 miles) de l’épicentre, dans une très belle baie caribéenne, hébergé par une entreprise locale qui y construit un port pour cargos . Il a enregistré, en temps réel, une accélération du sol qui dépassait le code de construction haïtien pour les bâtiments d’un ou deux étages. Le sismomètre indiquait donc, avant même d’obtenir des informations directes des équipes sur le terrain, que de nombreux bâtiments n’avaient sans doute pas été résisté à la secousse principale.
Immédiatement après un tremblement de terre, les individus et les secours veulent savoir quand les répliques s’apaisent suffisamment pour que les premiers intervenants puissent entrer dans les bâtiments en toute sécurité. Nous voulions savoir si une seule station pouvait être utilisée pour déterminer cela en temps réel. Nous avons utilisé l’apprentissage automatique pour construire un catalogue de répliques à l’aide de cette seule station Raspberry Shake, afin de calculer les taux de décroissance des répliques. Nous avons constaté que cette seule station fournissait les mêmes prévisions que celles obtenues à partir du réseau complet d’instruments Raspberry Shake. Cela met en évidence le potentiel de l’instrumentation à faible coût pour la réponse aux tremblements de terre dans les régions sismiquement actives avec des ressources limitées.
Dans l’ensemble, les données provenant des sismomètres Raspberry Shake hébergés par des citoyens, avec des sources de données indépendantes, montrent que le séisme de 2021 en Haïti présente des similitudes avec son prédécesseur de 2010. Ils ont tous deux commencé par une faille inverse – ce qui est surprenant compte tenu du mouvement largement horizontal le long de cette frontière de plaques – avant de se propager vers l’ouest avec un mouvement principalement de glissement latéral. La carte des risques sismiques d’Haïti ne tient pas compte du raccourcissement de la croûte terrestre qui se produit lors de la rupture d’une faille inverse. Une réévaluation est donc nécessaire pour inclure ces nouvelles informations dans un code de construction actualisé.
Cette étude de cas démontre la valeur ajoutée de la sismologie citoyenne pour une réponse rapide aux tremblements de terre. Son rapport coût-bénéfice rend la sismologie citoyenne particulièrement pertinente pour les régions de niveau socio-économique similaire à celui d’Haïti, où la mise en place de réseaux conventionnels gérés par des institutions officielles peut être difficile.
Les chercheurs suivants sont co-auteurs de l’étude, qui a été publiée ce mois-ci dans Science.
S. Symithe, Université d’État d’Haïti, URGéo laboratory
T. Monfret, Institut de Recherche pour le Développement, Université Côte d’Azur, Institut de Ciències del Mar
B. Delouis, F. Courboulex, J.P. Ampuero, Q. Bletery, J. Chèze, F. Peix, A. Deschamps, B. de Lépinay, Université Côte d’Azur, Centre National de la Recherche Scientifique
A. Lomax, ALomax Scientific
P.E. Lara, Instituto Geofísico del Perú
B. Raimbault, École Normale Supérieure
R. Jolivet, École Normale Supérieure, Institut Universitaire de France
S. Paul, Université Côte d’Azur, Université d’État d’Haïti, URGéo laboratory
S. St Fleur, D. Boisson, URGéo laboratory, Université d’État d’Haïti
Y. Fukushima, Tohoku University
Z. Duputel, Institut de Physique du Globe, Université de Paris
L. Xu, L. Meng, University of California, Los Angeles